Le logiciel est fait pour être libre! |
La vraie raison d'être du logiciel libre est un fait purement économique: si l'on fait l'hypothèse d'un mécanisme de marché concurrentiel pur, alors tout logiciel suffisamment généraliste est voué à devenir gratuit, car son coût marginal de production est nul. Le logiciel se distingue d'autres oeuvres de l'esprit en ce que son caractère original ne constitue en rien une part de son utilité, à la différence de la musique, par exemple. L'industrie du logiciel est donc condamnée à vivre sur les marges générées par l'innovation ou la spécialisation du logiciel. |
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Ecrire un logiciel nouveau et utile
est difficile. Cette difficulté crée l'attrait même
de la profession pour beaucoup de gens très doués, y
compris des philanthropes authentiques. Cependant, derrière le
défi conceptuel d'un nouveau logiciel, il y a une phase ingrate
de mise au point, pour laquelle il n'y a d'autre alternative que de
cent fois remettre son ouvrage sur le métier, pour
dégager de sa gangue le concept pur et le raffiner en fonction
d'un besoin réel et non du phantasme qui l'a
généré. Cet effort réclame une
distanciation souvent mieux mise en oeuvre par des suiveurs ou des
mercenaires que par les idéateurs originaux. Ceux-là
chercheront la rétribution de leurs efforts sous des formes
pécuniaires plus que morales. D'autre part, même en
étant motivée par l'impact social, voire
philosophique, de sa création, la personne qui
créé un concept ou un logiciel nouveau voudra pratiquement
toujours en tirer de
justes bénéfices, ou tout au moins ne pas voir les
résultats positifs qui découlent de son succès
appropriés par d'autres. On n'innove donc pas de façon utile et avec un impact certain sans générer de revenus,
à tout le moins par le biais de l'activité
économique générée par l'introduction du
concept novateur.
Il demeure néanmoins le fait brut exposé en entête,
pour qui croit aux préceptes de l'économie de
marché et à la nécessité de la libre
concurrence: dans une économie où le coût de
stockage et de transfert de l'information est une charge fixe et constante, le
coût effectif de possession et de transmission d'une pièce
logicielle est effectivement nul. Plus important encore, le coût marginal de production du logiciel, en présence
d'une quantité suffisante de concurrence, est amené
à être également nul,
ce en quoi le logiciel diffère d'autres oeuvres de l'esprit
(oeuvres d'art...), dont l'originalité forme une partie
essentielle de l'utilité.
Lorsque la
barrière à l'innovation est franchissable
par un nombre suffisamment grand d'acteurs, il suffit de s'adresser au
moins offrant pour acquérir le logiciel qui satisfait ses
besoins. Dans la pratique, ce moins
offrant sera celui qui a intérêt à ce que le
logiciel soit diffusé et accessible au plus grand nombre, afin
d'en tirer les avantages cités ci-après. Le modèle
de création et de diffusion du logiciel libre n'a nul besoin de
l'hypothèse économiquement absurde d'"agents
philanthropiques" pour expliquer son succès.
Il importe toutefois de démystifier le mode de production du logiciel libre,
et de situer clairement par quels effets exactement le logiciel libre s'impose à
l'industrie autrement que comme un phénomène de mode. Par quelques histoires
bien médiatisées, on se représente une industrie entière tirée par des héros
romantiques aux noms de Stallman, Torvalds ou Berners-Lee. Plus prosaïquement,
le logiciel libre est un fait industriel antérieur à l'avènement du hacker en
tant que nouvel héros sociétal. En effet, on peut dater approximativement
l'avènement du modèle du logiciel libre à l'introduction de la licence
BSD d'UNIX. En autorisant des
universités et d'autres entreprises à prolonger le
développement d'UNIX dans les années 1970, les Bell Labs
se sont assurés de la persistance d'une communauté
d'utilisateurs qui permettrait la maintenance et l'amélioration
d'un outil utile, mais qui ne constituait pas le coeur de métier
de l'entreprise possédant les droits initiaux. Il apparaît ainsi
que le logiciel libre est issu du besoin des poids
lourds de l'informatique de mettre en commun les efforts
considérables de développement et de mise au point qu'ont
nécessité les systèmes d'exploitation modernes et
la panoplie d'outils qui vont avec. Bien que réclamant de lourds
investissements, ces systèmes ne sont pas commercialisables en
eux même, seul Microsoft, par un tour de passe-passe qui mérite d'être mentionné, ayant réussi à en tirer une rente de situation.
On
identifie souvent les acteurs du logiciels libre à deux
communautés: la recherche en informatique, essentiellement
universitaire, et des hobbyistes, prenant sur leur loisirs pour
créer du logiciel utile à tous. Bien qu'il y ait une part
de vérité dans cette image, c'est sans compter
l'intervention relativement discrète mais indispensable de la grande industrie
informatique, à tous les stades, depuis l'initiation des projets à la distribution de ses résultats.
Qu'on juge plutôt de l'impact relatif des projets suivants et leur histoire: La fondation Mozilla
a été fondée par Netscape et AOL pour
développer une offre concurrente de la suite de communication de
Microsoft ; elle repose sur la base de code du logiciel Netscape, un
échec commercial relatif. La fondation Eclipse
a été fondée par IBM pour fournir une plateforme
de développement unifiée à sa branche de services
informatiques. OpenOffice
repose sur StarOffice, financé par un consortium originellement
dirigé par la Deutsche Bank, et repris par Sun pour
développer une offre concurrente de Microsoft Office.
Apache
est également financé par un consortium industriel. Ces
entreprises ont une vocation purement commerciale, sans l'once d'une
démarche philanthropique ou innovatrice, bien qu'elles affichent
ouvertement l'absence de but lucratif dans leur soutien aux fondations
du logiciel libre. Elles ne cherchent pas
à proposer de nouveaux concepts logiciels, ou explorer de
nouveaux services. Leur objectif est clairement de mettre à la
disposition du public des suites logicielles de qualité,
répondant à des besoins bien identifiés et
définis depuis plus d'une décennie. Ce mouvement
"industriel" du logiciel libre a un impact majeur sur le public
(dizaines de
millions d'utilisateurs), essentiellement grâce aux efforts de
communication entrepris par ces fondations, et l'appui de
réseaux industriels puissants et d'intérêts
convergents. Dans un autre registre, le système Linux, ainsi que
le compilateur gcc sont également des logiciels libres et
gratuits, maintenus et améliorés par des entreprises
à vocation lucratives, mais dont le modèle
d'entreprise se satisfait de la mise à disposition publique
des bases logicielles communes.
Ce mouvement est à contraster avec des offres de logiciel libre plus "pures" dans leur esprit: Le répertoire SourceForge,
l'éditeur Emacs, des logiciels tels que Gimp ou LaTeX, ou la
boite à outils GTK et les efforts de développement
d'interfaces graphiques sous Linux. Certes, ce mouvement du logiciel
libre "authentique" est dynamique et présente un attrait certain
ainsi qu'une couverture médiatique non négligeable.
Cependant, son impact réel sur le public et l'industrie du
logiciel est moindre, et est même relativement mineur. Gimp ne
menace pas Photoshop, Emacs ne menace pas Eclipse ni Visual Studio,
LaTex ne menace pas et ne menacera jamais les logiciels de mise en page
professionnels. Pour que ces logiciels "expérimentaux" mutent en
vrais phénomènes socio-économiques, il faut qu'une entreprise
ayant des moyens puissants trouve une motivation économique
à réaliser les investissements en fiabilisation,
ergonomie et diffusion nécessaires pour produire un
impact réel.
Cette constatation
permet de comprendre comment l'observation du phénomène
micro-économique de la gratuité nécessaire du logiciel utile à long terme en
vient à se matérialiser dans le mouvement du logiciel libre: c'est dans
l'intérêt des acteurs principaux du développement logiciel que se mettent en
commun les bases communes du logiciel sur lesquels il n'est plus possible
d'obtenir l'avantage concurrentiel permettant une activité lucrative.
Il reste à déduire de ces observations pourquoi et comment peut se maintenir une industrie du logiciel prospère.
Si l'on considère le plus puissant éditeur de logiciel, Microsoft, on peut déduire que sa position dominante a été obtenue pour permettre, toujours sur un plan microéconomique, que se développe un marché concurrentiel du matériel informatique. Il n'est en effet pas acquis que l'informatique serait un phénomène aussi ubiquitaire (a computer on every desk and in every home), sans la possibilité que s'exerce une concurrence sérieuse. Certes, UNIX dans les années 1980 aurait pu obtenir fournir le point de ralliement des constructeurs, mais l'absence d'une autorité centrale ayant un intérêt direct pour le maintien de l'interopérabilité a certainement empêché que se développe une offre logicielle suffisamment pertinente. Beaucoup de grands acteurs du logiciel ont tous plus ou moins accumulé des parts de marchés sur la fourniture d'un standard de ralliement: Adobe avec Postscript puis pdf, Autodesk, Macromedia, Oracle... D'une manière générale, et c'est là encore la distinction du logiciel d'avec les autres oeuvres de l'esprit, l'originalité n'est pas un facteur de choix sur le marché, et les fournisseurs comme SAP comptent beaucoup sur leur image de "gorille" du domaine pour accroître chiffre d'affaire et parts de marchés.
Cependant, pour obtenir un monopole et en développer une industrie, il faut offrir un service ou un bien (immatériel en l'occurrence, mais un bien tout de même) correspondant à un besoin. Pour cela, deux approches sont possibles pour s'installer sur le marché:
L'innovation impose une prise de risque, et un investissement. Elle requiert, pour être aboutie, de réajuster une analyse initiale des besoins en fonction d'une demande réelle et non de la demande imaginaire originatrice de l'idée. En conséquence, le processus de développement sera long et itératif, mais pas pour autant centré sur un utilisateur ou des requêtes particulières. Il s'ensuit que ce logiciel, quand bien même utile, est imparfait, doté de trop de fonctionnalité par endroit et de bizarreries en d'autres, résultantes d'ajustements maladroits parce que réalisés trop rapidement ou trop tard. Autrement dit, le logiciel innovant, tout au moins dans une première phase, sera peu utilisable, défectueux, même (surtout) s'il est utile. Il en résultera d'un coté une ouverture pour permettre à la concurrence de se lancer, mais de l'autre, la possibilité pour l'éditeur de générer du revenu en tenant justement parti de l'incomplétude et de l'inadéquation partielle du service rendu: en gros, il justifie la politique de maintenance payante du logiciel par les mises à jour et les évolutions dont le prix est au final supérieur au coà»t initial d'acquisition.
Pour résumer de façon humoristique: l'éditeur de logiciel innovant génère du profit en vendant du logiciel buggué et partiellement inadapté! C'est seulement dans la phase de transition entre la perception d'une demande et la lente maturation vers la fourniture d'une solution adaptée que peut s'exercer à la fois le libre jeu de la concurrence entre producteurs de logiciels, et l'activité de développement soutenue par une source de revenus. Les dispositifs de protection de la propriété intellectuelle (secret industriel, brevets, droit d'auteur...) n'offrent que des solutions partielles pour permettre à l'entreprise innovante de se développer, et même l'établissement d'un monopole et l'usage de la pression économique ne sont que des phases transitoires dans l'histoire d'une fonction logicielle.
En conclusion, je souhaite que le lecteur puisse faire sienne la constatation suivante à l'aspect paradoxale:
Notes:
A suivre: Opinions raisonnées sur les modes de protection du logiciel:
secret, droits d'auteur/copyright, brevets, contrats, autre formes
envisageables... Innovation, recherche et marketing